Hommage à Ernest Pépin, discours du ministre Jean-François Carenco

22/03/2023

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soirée d'hommage à l'écrivain et poète Ernest Pépin

" J’ai voulu cette soirée de toute mon âme. "

Seul le prononcé fait foi

Arawak, Le Gosier, Guadeloupe, 22 mars 2023

 

Chers amis,

J’ai voulu cette soirée de toute mon âme. Je savais que proclamer urbi et orbi, ici en Guadeloupe, que le ministre des Outre-mer entendait convoquer tous les esprits libres et vaillants pour célébrer l’œuvre et la personne de mon ami Ernest Pépin allait constituer un événement. Je vois ici des visages heureux et fiers. Heureux parce qu’on fête leur ami, leur frère, leur compagnon de sensibilité et d’expression poétique ; fiers parce qu’il n’est pas question que d’amitié, mais aussi de littérature, mais aussi des Antilles, mais aussi d’un moment de l’histoire de la liberté et de l’émancipation.

Je remercie immensément Corinne et Pierre Sainte-Luce d’avoir organisé cette soirée artistique et culturelle. Ce soir, les arts dialoguent, s’interpellent et se répondent. La culture, c’est une priorité, ma volonté personnelle dans ce ministère, pour que les peuples ultramarins retrouvent la fierté de leur génie, pour que les hexagonaux retrouvent la beauté de la culture ultramarine et parce que je suis convaincu que prospérité culturelle et cohésion sociale sont indissociables.

C’est pour marquer particulièrement cette ambition qu’au sein de mon cabinet, j’ai nommé Jean-Laurent Lastelle, que vous connaissez désormais très bien, conseiller spécial.

« Dans ce pays, où le soleil fond le bitume, où la pluie arrive à grand galop sans crier gare et s’arrête brusquement comme par enchantement, où les arbres allaitent les esprits, où les hommes revêtent des peaux de chien, où les chiens ont peur de la nuit, où les frères et les sœurs ont des couleurs d’arc-en-ciel, où les quatre-chemins donnent à manger au diable, (…), où le rhum saoule les mares, tout peut arriver ».

C’est par ces mots de l’Homme-au-Bâton que tu introduis, cher Ernest, ta chère île, ta chère terre. L’amour que tu lui portes transparaît à chaque ligne, tu sais en aimer et en peindre les beautés, les contrastes, les nuances musicales, le bleu du ciel et le vert des mornes, mais aussi les fractures de l’Histoire, mais aussi l’ample et infinie complexité des héritages.

C’est cette explosion de talents que nous célébrons aujourd’hui. Cette alliance de gravité et de rire, d’explosions d’hilarité et de rythme musical que nous fêtons, alliance d’intelligence et de burlesque, de vie et d’éternité comme peu d’écrivains surent la construire depuis deux siècles. Jadis, les écrivains savaient faire alterner les digressions philosophiques de scènes dignes de la commedia dell’arte.

Je pense à Cervantès, à Molière, aux opéras napolitains, qui ne craignaient pas de rire autant que de réfléchir, de s’esclaffer autant que d’élever. « La lumière est le rire des anges », disait justement Marcel Ficin, ce divin ami de Laurent le Magnifique. Tous les jours, je me dis qu’on a oublié que même les anges riaient, malgré les ténèbres du monde.

Ernest renoue avec cette tradition, avec la vigueur native des poètes saturniens, mélancoliques et extatiques, alternant joie et sévérité, à la fois aède du ciel et de la terre avec la virtuosité des grands inspirés.

Je serai bref, nous avons tant de choses ce soir à écouter et à voir. Permettez-moi de citer rapidement trois épaisseurs particulières d’Ernest Pépin, qui m’ont touché mais qui, je crois, ont marqué des millions de lecteurs : le poète, le conteur, le révolté.

Le poète d’abord. « J’aurais voulu être le premier homme. Celui qui aurait été chargé d’étiqueter le monde, de nommer toute étoile, toute brindille, toute méduse translucide, tout arbre échevelé ; mais aussi, scribe de l’insondable, aurait enroulé dans les hiéroglyphes premiers les souffrances profondes et injustes qui déchiquettent les hommes et les bonheurs qui surprennent l’ordinaire ou se programment sur les tablettes de sagesse ». Ces mots du Griot de la peinture, ton merveilleux livre sur le peintre Jean-Michel Basquiat, marquent à la fois ton ambition et l’ampleur de ta tâche.

Au commencement était le Verbe dit l’Evangile, c’est-à-dire l’émergence de la dignité de l’humanité quand le miracle du langage advient. Il ne s’agit pas de simplement nommer, mais de faire exploser les sensations dont l’intensité déclenche la conscience et l’intelligence ! Ernest, tu nous apprends qu’il n’y a pas de science pure et froide, que la raison instrumentale n’est rien sans le flambeau des passions et de la vie. Dans Tambour-Babel, la concentration du joueur de tambour Napoléon, très haute dans les mornes du volcan, est interrompue par la chute d’une goutte d’eau. C’est parce qu’il sait désormais écouter et comprendre la chute d’une goutte de rosée que le héros se sent capable d’exprimer la totalité des civilisations et de la beauté du monde par la musique de ses mains. La réification de cette goutte d’eau fait écho à d’autres moments du génie littéraire antillais. J’ai pensé, bien sûr, au poème de Max Rippon, La mort de la goutte d’eau ; je pense aussi à une scène du dernier roman de Chamoiseau sur le dernier conteur martiniquais, quand le crocodile aperçoit la lueur d’une goutte de rosée et qu’il veut s’y hausser, non par intérêt, non par gourmandise, mais uniquement par curiosité, par amour de la beauté de ce petit miroitement au-delà de la surface de l’eau. C’est quand on sait écouter, admirer ce dont est capable une goutte d’eau que l’homme est prêt pour le plein exercice de sa dignité, pour, comme écrit Chamoiseau, saisir dans une goutte de rosée « la dimension inattendue du monde ». Quelle leçon Ernest ! Quelle leçon, ô poètes antillais !

Après le poète, le conteur. « Cœur vivant des bois retourné à l’enfance du monde dans la caravelle de l’errance, allonge le bras des arbres et tu atteindras le soleil ». Dans Tambour-Babel, les arabesques de la magie des tambours sont décrites avec une folle fulgurance. Rarement ai-je lu, peut-être dans Docteur Faustus de Thomas Mann, et encore, un roman musical à ce point réussi. Tu as pris le risque fou de faire de la musique avec les mots, de suivre pas à pas, avec à la fois hâte et patience, l’ivresse des sons et des danses dans la profondeur de l’être. Tu as su conter comme le métronome des pulsations du cœur la féérie de ce que tu y appelles « le crépitement des soleils dans le cœur ».

Et quel conteur de scènes quotidiennes. Je ne peux traverser la place de la Victoire, ta place, sans que surgissent mille réminiscences de savoureux moments, de femmes, d’hommes et d’enfants, de vieillards et dignes matrones, qui scintillent dans tes romans comme aucun bijou ne peut briller. Que de personnalités, que de personnages hauts en couleur et en idées ! Tu leur as fait le plus cadeau du monde, l’offrande de l’éternité, et transformé en Olympe nos belles rues pontoises. La place de la Victoire est à Pépin ce que la montagne Sainte-Victoire est à Cézanne, l’écrin de la couleur et l’horizon changeant de tous les clins d’œil.

Après le poète, le conteur, le rebelle enfin.  « Une île ! crie le découvreur. Il ne sait pas encore qu’il a rencontré un pays. Les touristes vont dans les îles. Ils ne foulent que du sable.

Ceux qui vont dans un pays échangent une poignée de main avec des humains ». Ces mots de ton deuxième roman ne sont pas outrés, ils ne sont pas l’apanage d’un personnage que tu renierais. J’y entends la sincérité de la voix de l’auteur, qui ne craint pas de prendre par le bras son lecteur pour que, entre deux éclats de rire, ou plutôt préparés par deux éclats de rire, il regarde enfin les Antilles en face.

« J’avais rompu avec le sirupeux, le douceâtre, de tous les consentements. Au fond de moi un cyclone chargeait.  Oh, ne croyez pas que ce fut simple, mais ce fut beau… Beau, l’ivresse de la liberté » écris-tu aussi dans ce livre si émouvant La Souvenance, sur l’épopée littéraire de Simone et André Schwarz-Bart, et leur maison mythique.

La littérature, la danse, la poésie, la dramaturgie des Antilles viennent de loin, du clapotement des vagues contre des coques de bois maudites par le transport esclavagiste, par la dépossession de la souveraineté de millions d’esprits dont les désirs de liberté et les promesses de rédemption revivent par votre art. C’est sans doute vertigineux d’émotions intenses, mais qu’est-ce que la littérature, sinon la bride enfin lâchée à ce qui cogne la vérité et la gloire de l’esprit ? Tes personnages, cher Ernest, sont entrelacés dans les fils d’or et de sang de l’Histoire avec une maestria d’orfèvrerie.

Un autre de mes amis, Michel Serres, écrivit d’ailleurs que « écrire est le dernier métier manuel ».

Et comme tu l’écris encore, tes œuvres sont des, je te cite, « textes métissés traversés par les cyclones de nos oralitures, nattant en des tresses inédites les fils de nos diversités ». Et oui mes amis, oui cher Ernest, il me prend souvent à suspendre la lecture de vos œuvres en pensant à nos merveilleux Pères fondateurs, ceux de 1789, de 1792, ceux qui fondèrent une République contre le monde entier, qui en offrirent la promesse aux amis de Toussaint-Louverture, de Delgrès et de Jean-Baptiste Belley, une République très vite trahie par les siens, mais dont les principes indestructibles seront toujours le seul agenda des amoureux de la liberté que nous sommes. Je dis nous, nous, c’est-à-dire les lecteurs et les amis d’Ernest Pépin.

Alors, antillais d’ici et d’ailleurs, français d’ici et d’ailleurs, disciples de la beauté du mot d’ici et d’ailleurs, républicains d’ici et d’ailleurs, suspendons un instant l’histoire des douleurs pour célébrer entre nous l’art et la culture antillaise. « Les poètes sont des oiseaux » disait Chateaubriand, « tout bruit les fait chanter ». Le bruit de la nuit des grenouilles aux Antilles, le bruit du chant des tambours, le bruit des murmures des peuples dominés, le bruit de la victoire des audacieux, le bruit des pinceaux du Griot de la peinture. Chantons, ici et maintenant, pour quelques instants en cette jolie nuit guadeloupéenne, la gloire du Poète.

Vive Ernest Pépin, vive l’art antillais, vive la République.

 

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